jeudi 28 janvier 2010
Buvez Madison lit Marc Lambron
Amplement déployé naguère dans Les Menteurs (2004), roman générationnel narrant les destins croisés d'un trio d'amis qui, chacun dans sa partie (université, communication, mode), traversait les bouleversements des moeurs opérés dans les trois dernières décennies du XXe siècle, le formidable radar sociologique de Marc Lambron s'est ensuite focalisé sur deux autres quinquagénaires : Ségolène Royal (Mignonne, allons voir..., 2006) et Nicolas Sarkozy (Eh bien, dansez maintenant..., 2008), à propos desquels sa fine culture historique, son talent de portraitiste et son brio stylistique firent les mêmes étincelles en matière d'intelligent décryptage des tendances contemporaines.
Des qualités qu'on retrouve dans Théorie du chiffon mais comme chauffées à blanc, l'auteur n'ayant pas hésité à recycler pensées, observations et même quelques aphorismes déjà présents dans ses précédents opus pour les développer, les étoffer, mais surtout les légitimer par la bouche d'un personnage possédant la crédibilité suprême en matière de perception du zeitgeist (esprit du temps) : soit un grand couturier brillant et redouté que sa célébrité planétaire a transformé en "oracle" pluriculturel, "gourou" multimédiatique, saint patron des "fashion victims", ces "derviches tourneurs de la carte de crédit".
Partant du juste principe selon lequel "le monde, c'est la mode avec un N en plus", Jean-Louis Beaujour qui emprunte à Saint-Laurent pour la conception du chic moderne et à Karl Lagerfeld pour l'humour vachard, s'entretient donc de tout et de rien avec une de ses amies romancière qui, hélas !, tient davantage, ici, le rôle de faire-valoir que d'égale partenaire. S'il n'a pas son pareil pour établir la typologie des égéries utilisables dans les différents segments du marché cosmétique, disserter sur les anorexiques ("les gladiateurs de nos jeux du cirque"), les hystériques ("d'excellents baromètres sociaux, gouvernés par des tempéraments de tournesols"), la substance de l'actrice ("d'abord une angoisse"), les médias ("la télévision aime les imposteurs comme les chatons aiment jouer à la pelote") ou le gotha ("il faut que les cerveaux soient vides pour que les berceaux soient pleins"), Beaujour excelle surtout dans le "portrait foudre" façon Saint-Simon (voyez cet "air de perroquet en train de croquer une cerise") et la maxime tendance Chamfort ("ce qui rend malheureux, ce n'est pas la vie, mais son commentaire").
Ces deux registres alternant non stop au rythme crépitant du dialogue, en résulte un effet "canon à formules" (comme il est des canons à neige) laissant le lecteur parfois commotionné mais souvent hilare. Comme il se doit, Beaujour déteste tous ses concurrents. Nello ? Il "croit qu'il est devenu un maître parce qu'il dîne à la table de ses clients... Son truc est de corseter à la taille pour donner de l'ampleur à la corolle, comme si chacune de ses clientes aspirait à être Miss Beyrouth 1955". Wolfgang ? "Il prend les femmes pour des bégonias de concours qu'il rêverait de tailler au sécateur... Comme il dessine avec un râteau, ses robes ressemblent à des casiers à homards."
Mais au-delà de ces références obligées au "chiffon", cette "théorie" s'avère avant tout (et dans l'autre sens du mot) un carrousel de femmes et, au fond, un livre qui leur est entièrement dédié. Qu'elles soient brossées (et rossées) en rédactrices ou clientes, divorcées ou adultères, quadras ou néo-quinquagénaires, "nouvelles Russes" ou femmes de footballeurs ; observées au prisme du shopping, de la guerre des sexes ou de l'angoisse du temps qui passe, Beaujour ne les châtie qu'en proportion de l'amour qu'il leur porte.
Estimant qu'"on les rend cinglées", fustigeant "la Propagandastaffel des magazines féminins", ces "panthéons de misogynie", cet "univers où tout est commandé jusqu'à l'angoisse par la finitude physique", il en appelle à une nouvelle civilité tissée de livres, de conversation délicate et d'un "savoir aimer" défini comme "l'intégrité éthique alliée à la liberté sexuelle".
La femme idéale ? Un alliage d'"intelligence", de "gaieté", d'"indulgence", "une femme qui ne ferait jamais de saloperies concrètes, se comporterait bien en tout et sur le fond, mais n'aurait pas de limites dans son plaisir". On aura reconnu le programme libertin de haute époque. Et dans Beaujour-le-moraliste (qui ne pouvait être que français) le double de Lambron lui-même. Vous vous croyiez chez Prada ? Vous êtes chez La Fontaine. L'avantage ? Indémodable.
Marc Lambron- Théorie du Chiffon- Grasset
Article paru dans Le monde 07/01/10
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