dimanche 2 novembre 2008
Grace Jones dans Libération
Très bon papier sur Grace Jones dans Libération.
Muse de Jean-Paul Goude, impératrice des nuits parisiennes et de tous les excès, l’icône des années 80 n’a rien perdu de sa fougue et de son exubérance. A 60 ans, elle est retour avec un nouvel album, « Hurricane », qui promet de tout emporter. Rencontre explosive.
Tout en rires cannibales, Grace Jones revient d’entre les fantômes d’une autre décennie. Elle s’esclaffe de sa grâce retrouvée, telle l’héroïne d’un tour de magie évaporée hier pour réapparaître à l’instant, habillée et chapeautée de noir, presque inchangée malgré ses soixante ans. Quelques huîtres arrosées de Tabasco servent d’apéritif en ce crépuscule d’automne quand, à l’arrière-plan, un ballet d’assistants virevolte dans l’antre de la diva. Le spectacle est extravagant et le cadre doré, celui d’une terrasse dominant Paris où elle s’amuse, car cela l’a toujours amusée, à déborder du cadre. Faire fi des heures, des souvenirs et des conventions. Se coucher avec l’aube et émerger au crépuscule, arriver à minuit quand on l’attend à vingt heures ou délivrer un nouvel album ce mois-ci, après vingt ans d’absence. A la curiosité suscitée par une si longue retraite, elle s’enroule de désinvolture comme d’un boa à plumes : «Je vous ai peut-être manqué. A moi, le temps n’a pas paru si long.» Déesse des dualités. Ce visage anguleux, ces lèvres géantes, ce corps d’acrobate sont parmi les images-clés des années 80, nocturnes et jouissives, dont Grace Jones fut l’une des déesses. Homme, femme, noire, blanche, garce et androgyne à la fois ; impérieuse égérie de Warhol, muse de Jean-Paul Goude et impératrice des gays tout ensemble : Grace jouait de l’entre-deux et de la provocation avec la gracieuseté d’une ballerine filant sur scène chaussée de godillots. Et tant pis pour la chute, et tant mieux pour le public. En bonne place dans la vitrine 80 devant laquelle les branchés 08 se prosternent avec l’admiration un peu amère de ceux qui auraient rêvé de vivre en étoile, même filante, Grace Jones se dépréciait depuis, de talk-shows télévisés en apparitions cinématographiques hasardeuses, de faillite financière en scandales anodins.
La revoilà avec son disque Hurricane (« Ouragan »), qui tient la promesse de tout emporter sur son passage, qui s’avère l’une des plus belles surprises de cette fin d’année. Sensuel et guerrier, nappé de dub, de basses énormes et d’un reggae aux accents rock, l’album est hanté par la voix quasi masculine de Grace, qui alterne un parlé chanté susurré à la manière d’un démon, et des envolées sur deux octaves et demi qui piquent au cœur. «J’ai eu tant de soucis avec les maisons de disques, souffert d’un tel manque de liberté et d’un mépris total, comme ce patron d’une major qui me fit signer mais détestait le reggae, que j’avais fait une croix sur la musique. Il y a cinq ou six ans, un producteur m’a apporté une maquette que j’ai adorée. On a pris le temps qu’il fallait avec ce producteur, Ivor Guest, avec Sly & Robbie à la section rythmique, avec Brian Eno et Tricky qui participèrent à certaines chansons, avec mon fils Paulo qui en composa une. J’ai toujours eu une conception très visuelle de la musique, qui emplirait tant l’espace qu’on pourrait la toucher, et dans laquelle s’entrechoqueraient les émotions – le passé, le présent et le futur.» Grace Jones qui vit sans montre ne compte plus le temps, migrant de la terrasse de luxe à sa suite privée en embarquant son monde et sa cour, accompagnant le reste de ses huîtres d’un margaux charpenté et généreusement distribué, transformant l’exercice de l’interview en un happening irrésistible, exécuté en français puisqu’elle a parfois vécu en France, et qui au lieu de l’heure réglementaire en dura quatre. Légères, intenses. Le passé que la presse vient chez elle visiter de manière parfois malsaine, voyeuse – ce qui l’irrite au plus haut point –, elle en dispense, bien disposée, les anecdotes sans nostalgie aucune. Entre New York et Paris, Warhol et le Palace, «les années 80 représentaient cela : vivre dans l’instant avec une conscience incroyable du présent ; je voulais tout faire, me trouver, moi, et me laisser aller partout».Il y eut le Palace, le célèbre club parisien où elle se produisit le soir de l’inauguration alors que «les types étaient encore en train de clouer des planches », où elle se retrouva presque nue sur scène, les vêtements arrachés par le public et Yves Saint Laurent, derrière elle, d’enlever la large ceinture de son smoking pour lui couvrir les seins ; et Loulou de la Falaise, derrière elle, lui cachant le pubis de son écharpe en criant : « Allez, finis ton concert !»Et chaque soir, puisque l’endroit était le repaire de miss Jones à Paris, se jouait parmi «Karl Lagerfeld, Kenzo, les drags, les riches, les pédés», le spectacle de Grace incarnant Grace, hystérique et joyeuse, amicale et riant de la crainte qu’elle inspirait aux hommes et aux femmes.
« Se taper les Kennedy ». Ses années 80, c’était aussi la drogue consommée sans modération mais dont elle réchappa, à l’instar de l’indestructible Keith Richards ; le sida qui lui fit perdre nombre de ses amis gays et lui inspira, au moment de son étoile pâlissante et de sa banqueroute approchante, une réclusion triste. C’était aussi Andy Warhol avec qui elle s’encanaillait au Studio 54 new-yorkais, avec qui elle se rendit au mariage collet monté de Pam Shriver (fille Kennedy) et d’Arnold Schwarzenegger (rencontré sur le tournage de Conan le Destructeur, où elle tenait un rôle oubliable) ; et puisqu’elle dit sa colère que les journalistes lui parlent sans cesse de Schwarzenegger, on ne demandera pas si l’un des biographes de Warhol était dans le vrai lorsqu’il révéla, à propos du mariage, que Grace s’y rendit dans le but de « coucher avec tous les Kennedy». A défaut, qui sait, elle coucha beaucoup, et avec beaucoup. Fut liée à Jean-Paul Goude (ils eurent Paulo, aujourd’hui musicien), à l’acteur Dolph Lundgren et, plus récemment, à son producteur aristocrate Ivor Guest – tous, hormis Goude, étant considérablement plus jeunes qu’elle. Il y eut également des filles : « Je t’en parle et c’est la première fois que je le fais, hein !»Plusieurs femmes ont compté, qui n’étaient pas des «expériences» mais de vraies amours, dont certaines intensément platoniques. «J’entretiens une relation particulière avec une amie de longue date, une superbe blonde mariée, on s’embrasse sur la bouche et on dort parfois ensemble, son époux est charmant et lorsqu’on sort dans des dîners, je la présente comme “ma femme”, je dis haut et fort : “This is my wife !”.» L’un de ces éclats, lors d’une récente fashion week new-yorkaise, valut à Grace Jones quelques lignes interloquées dans les tabloïds. « Bitch » revendiquée. Pareil passé aurait pu lui permettre de vivre confortablement, de se retirer dans un manoir anglais en distribuant ses souvenirs ; mais la nostalgie lui fait horreur, et son commerce plus encore. Elle déteste les rétroviseurs que scrute ce nouveau siècle pour s’imaginer un avenir, déteste ces rassemblements de vieilles gloires comme le groupe Chic, dont elle décline systématiquement les invitations aux concerts revival. Elle raconte sa surprise lorsque des amis de son fils, la vingtaine à peine, lui avaient dit leur jalousie d’avoir raté les années 80, leur déception d’être nés trop tard. «Quelle tristesse ! Mais je les comprends un peu, la crainte enserre le monde, on a peur de soi-même et des autres, on nous prive de plus en plus de choses sous prétexte d’hygiénisme. J’ai recommencé à fumer quand c’est devenu partout interdit.» Elle allume une énième cigarette sur-le-champ, amusée par ce réflexe qui conforte tant sa réputation
de grande gueule, de rebelle si le mot avait encore un sens, de « bitch », dira-t-elle plutôt lorsque sa copine, la documentariste anglaise Sophie Fiennes, rejoindra l’assemblée tard dans la soirée. Grace et Sophie, en cœur : « Nous sommes des bitchs parce que les bitchs sont des femmes qui font changer les choses. » Depuis plusieurs années, Fiennes (la sœur des acteurs Ralph et Joseph) suit Grace Jones de Londres à Paris, de sessions d’enregistrement en pèlerinage sur sa terre natale de Jamaïque.
Et Sophie ne s’intéressant qu’aux « performeurs », qui rencontra d’abord le frère jumeau de Grace, ministre d’une paroisse pentecôtiste à Los Angeles (et tellement exalté qu’elle lui consacra un documentaire, Hoover Street Revival), qui filma ensuite le chorégraphe Alain Platel ou le philosophe cinéphile Slavoj Zizek, doit avoir trouvé en Grace Jones son meilleur sujet. Les tartares et les frites arrosés de Ketchup ou de mayonnaise ont succédé aux huîtres, la suite est bondée et l’alcool abondant; de cette légère griserie on profite pour venir à l’enfance. Stricte.. Barricadée. Infernale puisqu puisqu’il s'agissait de devenir le meilleur des anges. Le père de Grace, issu d’une famille de politiciens, était pasteur, et celle de sa mère ne comptait que des hommes d’église, haut placés dans le clergé pentecôtiste.. « Je devais porter l’uniforme : jupe sous les genoux, chaussures fermées et blouses boutonnées jusqu’ jusqu’au col; pas de maquillage ni de produits pour lisser les cheveux, pas de jeux sinon à l’intérieur de l’église. » Quand ses parents partirent aux Etats- Unis Unis, laissant à la garde des grands-parents parents, ce fut pire : un oncle n’était-il pas l’évêque de Jamaïque? C’est dans ces moments-là qu qu’on ronge son frein, qu’imperceptiblement, on, devient la future Grace Jones. A treize ans elle rejoignit ses parents dans l’Etat de New York, seule noire de la classe, et, malgré une solitude quelque peu « honteuse », affichait sa fierté d’être déclarée «asociale». Au sortir de l’école, Grace étudia distraitement l’art dramatique et sérieusement les night-clubs new new-yorkais avant d’être engagée par Wilhelmina, la célèbre directrice d’agence de mannequins. «J’avais déjà le crâne et les sourcils rasés, je m’habillais dans les surplus militaires et bien sûr ça ne convenait pas. Personne ne voulait me faire travvailler, ou alors il eut fallu que je me déguise en “fille normale”.»
Au bord de la caricature. On lui conseille d’aller à Paris où son allure de panthère belliqueuse fait peu à peu des ravages. Un soir de fête parmi d’autres, montée sur la table d’un restaurant pour chanter l’ l’air qui passait à la radio, elle est repérée et signée. Son premier album, en 1977 1977, s’appelait Portfolio et elle en fit neuf jusqu jusqu’à la fin des années 80, emballant le monde de la nuit et du jour dans sa Vie en rose, déjà, queer quand on ne savait pas encore ce que ça signifiait. Défilant pour Mugler, Saint Laurent ou Miyake, elle porta même la robe de mariée ( le dernier passage d’un défilé, réservé à la mannequin vedette) en chantant I Need a Man - quelle douce audace, impensable aujourd’hui. «C’est à cette époque que Warhol m’a remarquée Keith Haring aussi..» Son flirt avec les pédés, les gouines, les pas normaux, et son allure de drag queen , parfois, ont fait se , demander à Ebony,magazine de la communauté noire américaine : « Qui est Grace Jones? Une blanche ou une noire ? N’est-elle pas un homme ? A-t-elle subi des opérations? » Au milieu des années 80, Jean-Paul Goude accentue la stylisation de Grace Jones en être du troisième sexe, du énième type. Elle avale des voitures dans sa grande bouche, enregistre des disques dispensables et devient presque un cliché. «Je sais que je suis toujours au bord de la caricature, du cartoon. Peu importe que les gens me voient ainsi. Ça me fait rire..»
Sauf que le cartoon dessine une mangeuse d’hommes, une créature , dont on ne réchappe pas pas, une mante religieuse, un peu vaudoue. «Ah ah ah, c’ c’est vrai qu’avec les avec hommes c’est compliqué, les débuts sont parfaits, parce qu’ils m’admirent et que je suis passionnée, mais très vite ils veulent me changer, me dompte.» L’un d’eux la battait et elle se sentait, l’incroyable Grace Jones, aussi prisonnière que n’importe quelle femme tenue en laisse. «Et ma mère a prié, et ce type a fait un arrêt cardiaque suivi d’un mois de coma. Depuis j’ai changé et je ne demande plus à ma mère de prier pour moi. »Son père est mort cette année, juste avant les soixante ans de cette fille que la famille, en Jamaïque, a longtemps, traitée de « diable » et qu’il ne fallait pas fréquenter. «Mes parents ont résisté à pression religieuse parce qu’ils m’aimaient. J’étais là quand mon père est parti. Ses yeux se sont figés sur quelque chose qui semblait tellement beau que j’ que j’ai eu du mal à les fermer.»
Grace, Kate, Amy… Ces temps-ci dotée d’un amoureux, Grace Jones a appris à cuisiner quelques plats fortement épicés et tient avec nonchalance son rang de reine mère de la coolitude moderne. Invitée par Massive Attack à un festival londonien cet été, elle a volé la vedette à tout le monde car ses concerts qui l’amèneront en France l’an prochain, sont des performances où an elle arbore invariablement des tenues inouïes et des chapeaux bien plus osés que ceux d’Elisabeth II (couvre-chefs dus à son grand ami le modiste Philip Treac Treacy). Très copine avec Kate Moss qui, un soir récent, l’appela en la suppliant de les recevoir, elle et une jeune chanteuse admirative – c’était Beth Ditto, de The Gossip–, miss Jones a également de l’affection pour une autre membre de l’écurie « bad girls » : Amy Winehouse. « Qu’on la laisse tranquille! J’ai failli la rencontrer mais ça ne s’est pas fait. J’aimerais lui donner quelques conseils, comme Warhol ou Goude ont pu me dire, à l’époque, que je prenais trop de drogues; heur heureuseusement,, j’avais quelque chose en moi de la Jamaïque, cette discipline qui m’a toujours sauvée.» D’album en tournée, d’ d’aéroports en palaces, Grace Jones cherche plus que jamais le beau chaos des choses où palpite sa vie. Reprenant la phrase du vidéaste Chris Cunningham croisé le te mois dernier, elle dit : «Chasing an accident.» Courir après les accidents de parcours, les brisures de lignes et les rencontres inattendues. Avec grâce.
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