mardi 3 juin 2008

Lu dans Libé: YSL, un style et un sigle



Comment ce vieux jeune homme, reclus par ses dépressions à répétition, sa phobie du monde, sa mélancolie d’homme blessé, a-t-il pu rester aussi synchrone avec l’air du temps?
La scène se passe à Paris en mai 68. Des gauchistes énervés en maraude dans Saint-Germain-des-Prés toisent une Rolls Royce garée le long d’un trottoir et s’en prennent illico à ce symbole patent du grand capital, la cabossant comme il faut.

Cette automobile était celle d’Yves Saint Laurent qui aurait alors réagi comme suit: «Faut-il qu’ils ignorent qui je suis pour agir ainsi…» Révolutionnaire, Saint Laurent le fut en effet autant que les jeunes gens de 68 qui ignoraient sans doute que la manière dont ils étaient habillés devait peu ou prou au style Saint Laurent qui fut tout autant un état d’esprit qu’une collection de vêtements. De fait, quelques mois plus tard, les déjà «anciens» de 68 revêtiront parkas, tuniques indiennes transparentes, chemises roumaines brodées, pantalon de treillis et vareuse de l’armée, vestes afghanes en peau de bique retournée et sabots suédois, autant dire une silhouette militaro-ethnique unisexe à vocation protestataire.

Le prolo et l’aristo Or, cette contestation vestimentaire, Yves Saint Laurent l’avait déjà abondamment explorée dans ses collections d’avant-68, et largement développée ensuite. Quant au féminisme, il y avait belle lurette aussi qu’il avait imposé le pantalon pour la femme active, la débarrassant de tout ce qui, de la taille aux épaules, pouvait empêcher son avancée pressée. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer à la diable, rien n’est plus étranger au monde d’Yves Saint Laurent que la bourgeoise et le style mémère afférent. Son patronyme faussement aristocratique met sur la piste d’une sainte alliance de classe entre le prolo et l’aristo contre l’ennemi commun, bourgeois, engoncé et ennuyeux. Ce que Danielle Darrieux résuma dans Une chambre en ville de Jacques Demy lorsque tapant un clope au métallo qu’elle héberge, elle chantait: «J’étais baronne de Neuville, je suis devenue madame Langlois, bah!» Lorsqu’il était petit (né à Oran, la cosmopolite, le 1er août 1936), Yves Henri Donat Mathieu Saint Laurent, fils d’un propriétaire de salles de cinéma et d’une grande beauté locale, rêvait-il qu’il serait un jour, selon le cliché, le prince de la mode? Il le déclara ultérieurement: «Je me répétais sans cesse: un jour mon nom sera écrit en lettres de feu sur les Champs-Elysées.» Tout aussi légendaire mais nettement plus fondatrice, la scène du baiser maternel: «Juste avant de partir pour le bal, elle venait m’embrasser pour me souhaiter bonne nuit dans une robe longue de tulle blanc constellée de sequins.» On imagine sans peine: le nuage de parfum, le friselis du tulle, le cliquetis des sequins, la femme- fée, bonne marraine penchée sur le lit de son enfant-roi, et les rêves qui devaient en découler. De fait, la chimère se réalisera très tôt. A 17 ans, après avoir passé son bachot et suivi pendant quelques mois à Paris les cours de l’école de la chambre syndicale de la haute couture, Yves Saint Laurent gagne le premier prix du concours du Secrétariat international de la laine avec une petite robe noire de cocktail à décolleté asymétrique.

L’arrivée chez Dior Il est alors repéré par Michel de Brunhoff, éditeur du Vogue-France qui, frappé par la parenté entre ses croquis et ceux de Christian Dior, l’introduit auprès du couturier alors au zénith de sa puissance. L’osmose entre le jeune Yves et le vieux Christian est immédiate et Dior l’embauche comme son assistant. Après la mort brutale de Dior en 1957, Saint Laurent est désigné comme son successeur naturel. A 21 ans, le voilà à la tête de la maison qui a révolutionné la mode de l’après-guerre en lui donnant un «new look». La lourdeur de l’héritage en aurait écrasé plus d’un. Saint Laurent au contraire ne garde de Dior que l’esprit et dès sa première collection en 1958 invente la fameuse ligne dite trapèze qui remporte un immense succès. Dès 1959, il s’intéresse aussi au costume, dessinant toutes les tenues du ballet de Roland Petit Cyrano de Bergerac. Ultérieurement, il travaillera maintes fois pour le cinéma, habillant surtout Catherine Deneuve qui rejoignait ainsi le firmament de ses muses où figurent, amies ou collaboratrices, Zizi Jeammaire, Hélène Rochas, Paloma Picasso, Betty Catroux, Anne Marie Munoz, Louise (dite Loulou) de la Falaise.

Le scandale du smoking En 1961, Yves Saint Laurent est appelé sous les drapeaux et en conçoit la première d’une longue série de dépressions, le milieu viril de la caserne exaltant et contrariant à la fois son homosexualité manifeste. Au sortir de cette «épreuve», c’est l’amour d’un homme qui va l’exhausser. Pierre Bergé qui vient d’être abandonné par le peintre Buffet, s’éprend du jeune homme. Un couple est né qui, sous un autre registre, perdure aujourd’hui. Ensemble, ils fondent la maison Yves Saint Laurent, installée rue La Boétie. Dès la première collection, la presse est dithyrambique et le magazine Life détecte «le meilleur ensemble de tailleur conçu depuis Chanel». La suite est une success story ponctuée par de nombreux communiqués de victoire. En 1965, Saint Laurent crée la collection Mondrian avec des robes de jersey blanc inspirées par le peintre et instantanément mille milliards de fois copiées. En 1966, il impose quelques-uns de ses grands thèmes, depuis récurrents: le tailleur pantalon, le caban et le non moins fameux smoking qui fait scandale non pas tant par son parfum d’androgynie, mais parce qu’il est porté sur une blouse seins nus transparente.

Toujours en 1966, à la pointe d’une tendance dont il fut un des maîtres, il ouvre rue de Tournon, dans le VIe arrondissement, la première boutique Rive gauche. Il s’agissait de mettre à portée de main et de porte-monnaie, une mode jusqu’alors inaccessible au commun des femmes. Les prix de ce prêt-à-porter de luxe restent élevés mais possibles sur le mode du coup de tête. A cet égard le choix du quartier n’est pas indifférent. Loin de l’avenue Montaigne et du faubourg Saint-Honoré, la mode s’installe au milieu des librairies, dans une zone réputée intellectuelle (Saint-Germain-des-Prés) où perdurent les fantômes de l’existentialisme. L’idée naît alors que Saint Laurent est plutôt du côté des artistes que des couturiers old fashion. Ses citations de Warhol (collection pop art) qui fit son portrait, ou de Picasso, le confirmeront amplement.

Parfum, cosmétiques et royalties Viennent les années 70 qui sont les années Saint Laurent. En 1971, il pose nu et beau pour Jean-Loup Sieff, et tandis que bruit autour de lui le boucan de la jet-set déjantée (drogue, alcool, sexe et rock’n roll), il continue de créer chaque saison la sensation: en 1976, après avoir arpenté les citations ethniques (de l’Afrique à l’Inde), il imagine la collection «Ballets russes-Opéra» dont l’extravagance (tsarines en folie) fait contraste en cette époque de grisouille. Désormais, Yves Saint Laurent est un style (la femme de poigne dans une écharpe de brume) mais parallèlement il devient aussi un sigle, YSL, et partant, une fabuleuse affaire commerciale que Pierre Bergé gère d’une main de fer. A partir de 1964, les parfums se succèdent (Y, puis Rive gauche, Opium et Paris), les cosmétiques suivent et les lignes d’accessoires, les plus juteuses en royalties, ne font que s’amplifier.

L’élégance classique On a beaucoup dit et écrit que ces vingt dernières années, Saint Laurent n’a fait que gérer son patrimoine esthétique, s’autocitant tandis que tant d’autres le plagiaient ou le sanctifiaient. Ce qui est vrai et excitant à la fois puisque ce faisant, Saint Laurent ne faisait que prouver qu’il était devenu un classique. Sa définition de l’élégance suffit à le prouver: «Un pull à col roulé noir, un pantalon, un imperméable.» Reste une intrigue romanesque. Comment ce vieux jeune homme, reclus par ses dépressions à répétition, sa phobie du monde, sa mélancolie d’homme blessé, a pu rester jusqu’à aujourd’hui aussi synchrone avec l’air du temps? Dans sa contribution à un livre fêtant en 1998 les quarante ans de création de Saint Laurent, la journaliste Marie-José Picard, citant Paul Eluard, a parfaitement synthétisé ce mystère: «Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin.»

Gérard Lefort

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