mercredi 10 novembre 2010

Buvez Madison aime "Le Condamné à mort" de Jean Genet par Etienne Daho et Jeanne Moreau/ Lu dans Le Monde


Blanche écarlate, la voix de Genet. Le souvenir d'une voix a une couleur ; celle de Genet avait quelque chose de lumineux et en même temps d'espiègle... Voix travaillée par le tabac, un peu enrouée, presque féminine, mais une voix qui sourit", écrit Tahar Ben Jelloun, dans son dernier ouvrage, Jean Genet, menteur sublime (éd. Gallimard, 208 p., 15 €).

Né le 19 décembre 1910, mort le 15 avril 1986, l'écrivain aurait eu 100 ans cette année. On lui rend donc hommage avec des colloques, lectures, débats... Et Etienne Daho et Jeanne Moreau donnent leurs voix au Condamné à mort, pour un album où elle dit, où il chante, et qui paraît lundi 8 novembre. Ce long poème fut écrit à la centrale de Fresnes en 1942 par Genet, voleur à la sauvette, rebelle mis sous les verrous alors que Laval livre au régime nazi les juifs étrangers de la zone libre. Genet s'était trouvé un frère en Maurice Pilorge, petit voyou guillotiné en 1939 à l'âge de 25 ans, pour avoir assassiné son amant mexicain.

"A la lecture, Le Condamné à mort est comme une musique, parfaite", dit Daho le chanteur pop, à propos de la première oeuvre publiée de Jean Genet. "Ô viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d'Espagne/Arrive dans mes yeux qui seront morts demain" : en 1952, c'est Mouloudji qui lit ces vers amoureux et captifs, publiant un 33-tours où les incandescences pédérastes sont dites sur une musique d'André Almuro.

En 1961, Hélène Martin, chanteuse symbole des cabarets cultivés, s'empare du Condamné à mort, elle chante le passage intitulé Sur mon cou au cabaret Le Petit-Pont : voix limpide, guitare. Hélène Martin a l'habitude d'habiller de mélodies claires les vers de ces "êtres étonnants", dit-elle, Louis Aragon, René Char, Pablo Neruda, Paul Fort, Jules Supervielle... Puis, "tombée dans le poème", la chanteuse rive gauche met l'intégralité du Condamné à mort en musique. Hélène Martin veut l'autorisation de Genet, qui n'est pas en France. Elle le trouve. Il répond : "Ne touchez pas au Condamné à mort, c'est une chose morte."

Le metteur en scène et acteur Roger Blin, qui venait de monter Les Nègres, conseille à la compositrice et interprète de faire passer un disque souple à Genet, qui l'écoute, et change son fusil d'épaule : "Vous avez une voix magnifique. Chantez Le Condamné à mort tant que vous voudrez, où vous voudrez. Je l'ai entendu grâce à vous, il était rayonnant." Hélène Martin a gardé le pneumatique expédié par Genet et a pu l'opposer à la fraction dure de la communauté homosexuelle, qui doutait que Genet le "pédé" ait autorisé une femme à toucher à son ouvrage.

Hélène Martin et Jeanne Moreau ont été profondément liées à Genet, parce qu'elles aiment la subversion. Les mots du Condamné sont crus. Strophe 29 : "Mordille tendrement le paf qui bat ta joue/Baise ma queue enflée, enfonce dans ton cou/Le paquet de ma bite avalé d'un seul coup/Etrangle-toi d'amour, dégorge, et fais ta moue !" Daho a dû dévoiler sa voix.

En 1971, un autre homme, Marc Ogeret, à qui Hélène Martin avait fait enregistrer son Condamné, l'avait abordé sans peur : l'époque était militante. Le chanteur de cabaret, voix chaude, intelligente, (accointances au PCF, aucune carte) était une graine d'anar.

Etienne Daho, symbole de la pop hexagonale apparue à Rennes au début des années 1980, a beaucoup écouté l'album d'Ogeret, mais aussi David Bowie. "Ziggy Stardust" est à New York en 1972, fricote avec la bande de Warhol et compose la chanson The Jean Genie, "un jeu de mots maladroit", une inspiration inconsciente, avouera Bowie, mais que Daho prend pour un hommage à Genet.

En 1997, Hélène Martin invite Daho à chanter sur scène avec elle Sur mon cou, extrait du Condamné à mort, qu'elle a rebâti sous forme d'oratorio en 1984, avec Laurent Terzieff en récitant. Le dandy à la voix légère est, à cette époque, en train d'apprendre à épaissir la gamme des sentiments. Sur mon cou, abrasive, engagée, le débarrasse d'un silence détaché : Daho peut passer ses week-ends ailleurs que dans la légèreté romaine, et pourquoi pas dans ces lieux interlopes qui ont rapproché Jeanne Moreau et Jean Genet.

Octobre 2010 : il pleut des cordes, des paquets de grêlons frappent les stores de l'appartement parisien de Jeanne Moreau, qui donne des entretiens avec son comparse Daho. Sur la table basse, une rose blanche, une variété créée pour elle. On boit du thé et, dans cet exercice imposé, on ne dit rien. Si ce n'est : "Le Condamné à mort est scandaleux, subversif, donc cela me plaît. Je fais ce que je veux, c'est le privilège de l'âge, quand les années passent on veut s'affranchir" (Moreau). "J'ai réaménagé les musiques pour qu'elles nous ressemblent" (Daho).

Le disque, première référence du label créé par Daho, Radical Pop Music, est lumineux. C'est un objet qu'il faut acquérir, avec son beau livret, ses indications précises (essentiellement rédigé par Albert Dichy, spécialiste de Jean Genet). On y saisit le nomadisme et le croisement, les désirs qui font passer de la cellule à la Guyane. Etienne Daho est né à Oran, en Algérie, en 1956. Jean Genet est enterré au Maroc, à Larache. Hélène Martin rêve de mettre en musique Quatre heures à Chatila, court texte écrit en 1983 après les massacres de Sabra et Chatila, à Beyrouth, par un Genet embarqué dans la cause palestinienne après celle des Black Panthers américains.

Jeanne Moreau trouve au Condamné "une sonorité orientale". Elle a rencontré Genet grâce à Florence Malraux et à l'écrivain antifranquiste Juan Goytisolo. "Je jouais alors La Chatte sur un toit brûlant, de Tennessee Williams. Je l'intriguais, nous étions dans la séduction. Tout est érotisé chez Genet, poursuit l'actrice. Je trouve formidable cette féminité dans cette virilité. Il y a quelque chose d'indéfinissable dans ces termes décrivant les attributs sexuels sans détour, mais où la possession est sacralisée."

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